Histoire de la Chartreuse (1/2)
Dans une série de newsletters épisodiques dédiées à la liqueur de Chartreuse, nous vous avons présenté ses origines, son histoire depuis le XVIIe siècle, les caractéristiques de ses différentes époques de production... La liqueur de Chartreuse est intimement liée à l'Ordre des Moines Chartreux, qui la produisent depuis plus de quatre siècles. Voici la première partie de son histoire.
Ep.1 : La légende de Saint Bruno
A l'origine de l'Ordre, se trouve un homme : Bruno, fils d'un marchand fortuné dont nous ne connaissons pas le nom, né en Allemagne en 1033. Très pieux, le jeune garçon commence sa carrière ecclésiastique en tant que chanoine de la Collégiale Saint-Cunibert de Cologne, sa ville natale. Puis, alors qu'il n'a encore qu'une quinzaine d'années, il quitte sa famille et s'en va pour Reims.
Pourquoi Reims, vous demandez-vous ? Et bien parce que la ville était très réputée pour son école cathédrale, c'est-à-dire une école qui forme les futurs hommes d'Eglise. C'est là-bas que Bruno se forme pendant plusieurs années et qu'il finit par devenir lui-même un écolâtre ("scholarum magister" en latin, soit un maître de l'école cathédrale).
C'est l'Archevêque de Reims, Gervais de Belleme, qui lui offre ce poste suite à la démission du chanoine Hermann, l'ancien directeur de l'école. Un poste parfait pour le jeune Bruno, qui y enseigne désormais la théologie et qui mène une existence confortable grâce à la dîme (l'impôt de l'époque) qu'il touche. Tout du moins jusqu'en 1067, année de la mort de l'Archevêque.
Ep.2 : Bruno et l'Archevêque
A la mort de l'Archevêque Gervais de Belleme, les tensions sont à leur paroxysme entre le Saint Siège et le Roi, Philippe 1er. De ce fait, personne ne succède à Gervais avant 1070. C'est cette année là qu'est nommé Manassès de Gournay, un homme proche du Roi des Francs, qui semble avoir été placé là afin de renforcer le lien avec l'Eglise.
Les choses débutent mal. En 1071, Manassès 1er s'oppose férocement à l'élection du nouvel abbé de Saint-Rémi et confisquer les biens de l'abbaye. En réaction, une délégation est envoyée auprès du Pape Grégoire VII et ainsi commence une longue bataille contre l'Archevêque. Ce dernier, fou furieux, décide d'excommunier les moines de Saint-Rémi.
En 1075, Manassès offre à Bruno, qui est devenu un véritable pilier du Clergé, le titre de Chancelier de la Cathédrale, mais également celui de directeur de toutes les écoles de Reims. Mais Bruno sait pertinemment que le nouvel Archevêque est loin d'être pieu : tyrannique, violent, corrompu, impatient, insolent... il semble avoir tous les vices.
Ep.3 : Bruno, condamné à l'exil
Bruno, qui soutient la Réforme Grégorienne, rejoint les moines de Saint-Rémi dans leur lutte contre Manassès I. En 1076, après avoir officiellement dénoncé les agissements de l'Archevêque, Bruno est condamné à l'exil. Ayant perdu ses titres, il se voit contraint de quitter Reims avec d'autres chanoines, et part se réfugier au château du Comte d'Ebal de Roncy.
En 1077, le légat pontifical Hugues de Die accuse à son tour l'Archevêque de Reims d'être un hérésiarque (le responsable d'un mouvement hérétique), au Concile d'Autun. Trois ans plus tard, Manassès est finalement excommunié par le Pape, lors du Concile de Lyon. L'Archevêque déchu se range alors du côté d'Henri IV, dans la lutte qui l'oppose au Pape Grégoire VII.
Quant à Bruno, à qui l'on offre le poste d'Archevêque de Reims, il est lassé des intrigues politiques. Il refuse de succéder à Manassès et préfère partir en 1082, avec deux de ses compagnons (Fulcius et Raoul), laissant la place à Renaud du Bellay, élu un an plus tard. Bruno renonce à toutes ses possessions terrestres et choisit de devenir un ermite, afin de se rapprocher de Dieu.
Ep.4 : La révélation de Bruno
Nous sommes en 1084 et Bruno a 51 ans. Après avoir tenté en vain de vivre en isolement auprès de son ami Robert de Molesmes (futur fondateur de l'Ordre des Moines Cisterciens), dans la discrète abbaye de la forêt de Sèche-Fontaine, il entreprend de construire son propre lieu d'ermitage. Mais pour y parvenir, il a grand besoin d'aide.
Sur les conseils de Robert, il quitte la Bourgogne et prend contact avec le jeune Evêque de Grenoble, Hugues I de Châteauneuf, dont la piété n'a d'égale que sa foi en la Réforme Grégorienne. Ce que Bruno ne sait pas, c'est que l'Evêque a prédit son arrivée : il l'a vu dans un rêve, lui et ses six compagnons de route, illuminés par sept étoiles dans la nuit noire.
En 1085, Bruno et ses amis se mettent au travail, et une première chapelle en bois sort de terre, accompagnée de quelques cellules. Comme dans sa vision, Hugues leur a ouvert les portes du Massif de la Chartreuse, qui surplombe la ville. C'est dans ces grands espaces sauvages, que l'on surnomme "desertum Cartusiae", que l'Ordre des Frères Chartreux voit ainsi le jour.
Ep.5 : Bruno, en paix
Bruno a enfin trouvé sa place sur Terre : vivre en ermite auprès de ses frères, en adoration devant Dieu. Pendant près de six ans, il développe le nouvel Ordre, créant les différentes règles à respecter (qui seront plus tard écrites par Guigues, l'un des prieurs, en 1125). Leur vie est une quête de plénitude intérieure, faite de dur labeur, de silence et de prière.
Au terme de ces années, en 1090, Bruno reçoit une missive de l'un de ses anciens élèves de Reims. Il s'agit d'Eudes de Châtillon, l'actuel Pape Urbain II, qui souhaite le nommer conseiller et demande son aide concernant la Réforme Grégorienne de l'Eglise. C'est avec grand regret qu'il quitte la solitude de la Chartreuse, en confiant le monastère au frère Landuin.
Son séjour à la cours pontificale de Rome ne dure pas. Bruno refuse de devenir Archevêque de Reggio et, en 1092, le Pape Urbain II (réfugié dans le sud de l'Italie afin de fuir Henri IV) l'autorise à créer un nouvel ermitage en Calabre : Santo Stefano del Bosco. Il y meurt en 1101, à 68 ans, sans jamais être retourné dans le Massif de la Grande Chartreuse.
Ep.6 : L'héritage de Saint Bruno
L'Ordre des Chartreux a perdu son fondateur (qui sera "canonisé" en 1514), mais ses enseignements sont éternels. Dans leur desertum, à la fois physique et spirituel, les moines vivent hors du temps; ils cultivent la terre et élèvent des animaux pour subvenir à leurs besoins. De son côté, l'Evêque de Grenoble, Hugues de Châteauneuf, promet d'isoler le monastère.
Ainsi, dès 1101, Rome et les autorités locales reconnaissent l'existence officielle du "Désert" et lui offrent une forme d'indépendance, en plus de délimiter ses frontières pour préserver les moines. Quant aux frères, ils s'ouvrent progressivement à l'artisanat, en exploitant les mines de fer des environs et en déboisant la zone autour de leurs habitations.
Voilà pourquoi, entre le XIIe et et le XIIIe siècle, une fournaise voit le jour dans un lieu-dit proche du monastère : Fourvoirie. C'est là qu'ils forgent le métal tiré des mines, dans des fours alimentés au charbon de bois. L'Ordre des Chartreux se développe progressivement et de nouveaux monastères apparaissent dans les Alpes, le Jura, les Ardennes...
Ep.7 : Prospérité pour les Chartreux
Les Chartreux s'installent partout en France, et dépassent maintenant même ses frontières. L'Ordre s'étend jusqu'en Espagne, où Saint Bruno est enterré, en Angleterre (grâce à Henri II d'Angleterre, en 1181), en Italie, au Danemark... Au total, 195 monastères, ou "Chartreuses" comme on les appelle, voient le jour depuis la fin du XIIIe siècle, jusqu'en 1521.
L'Ordre jouit d'une excellent réputation auprès des élites de l'époque, qui aident ainsi grandement à la construction de nouveaux édifices, et donc à l'expansion des moines et de leur philosophie : au XVIe siècle, l'on compte 4000 pères et frères à travers l'Europe Occidentale. Toutefois, à partir de 1555, les guerres inter-religieuses enflamment le Royaume de France.
Des réformateurs de l'Eglise Catholique (les "Huguenots" du Baron des Adrets, converti au Calvinisme) se radicalisent et s'en prennent aux couvents et monastères. En 1562, la Grande Chartreuse est pillée puis incendiée, ce qui privera les moines de leur "Désert" durant trois années. Cette période de chaos s'arrêtera en 1598, avec la signature de l'Edit de Nantes.